jeudi 16 juin 2011

La crise du monde moderne


Morceaux choisis:

Donc, si l'on dit que le monde moderne subit une crise, ce que l'on entend par là le plus habituellement, c'est qu'il est parvenu à un point critique, ou, en d'autres termes, qu'une transformation plus ou moins profonde est imminente, qu'un changement d'orientation devra inévitablement se produire à brève échéance, de gré ou de force, d'une façon plus ou moins brusque, avec ou sans catastrophe. Cette acception est parfaitement légitime et correspond bien à une partie de ce que nous pensons nous-même, mais à une partie seulement, car pour nous, et en nous plaçant à un point de vue plus général c'est toute l'époque moderne, dans son ensemble, qui représente pour le monde une période de crise ; il semble d'ailleurs que nous approchions du dénouement, et c'est ce qui rend plus sensible aujourd'hui que jamais le caractère anormal de cet état de choses qui dure depuis quelques siècles, mais dont les conséquences n'avaient pas encore été aussi visibles qu'elles le sont maintenant. C'est aussi pourquoi les événements se déroulent avec cette vitesse accélérée à laquelle nous faisions allusion tout d'abord ; sans doute, cela peut continuer ainsi quelque temps encore, mais non pas indéfiniment; et même, sans être en mesure d'assigner une limite précise, on a l'impression que cela ne peut plus durer très longtemps.
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Il y a un mot qui fut mis en honneur à la Renaissance, et qui résumait par avance tout le programme de la civilisation moderne : ce mot est celui d' «humanisme». Il s'agissait en effet de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d'ordre supérieur, et, pourrait on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre; les Grecs, dont on prétendait suivre l'exemple, n'avaient jamais été aussi loin en ce sens, même au temps de leur plus grande décadence intellectuelle, et du moins les préoccupations utilitaires n'étaient elles jamais passées chez eux au premier plan, ainsi que cela devait bientôt se produire chez les modernes. L' «humanisme», c'était déjà une première forme de ce qui est devenu le « laïcisme » contemporain ; et, en voulant tout ramener à la mesure de l'homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par descendre, d'étape en étape, au niveau de ce qu'il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère chercher que la satisfaction des besoins inhérents au côté matériel de sa nature, recherche bien illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoins artificiels qu'elle n'en peut satisfaire.
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C'est bien là, en effet, le caractère le plus visible de l'époque moderne : besoin d'agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante comme celle avec laquelle se déroulent les événements eux-mêmes. C'est la dispersion dans la multiplicité, et dans une multiplicité qui n'est plus unifiée par la conscience d'aucun principe supérieur; c'est, dans la vie courante comme dans les 'conceptions scientifiques, l'analyse poussée à l'extrême, le morcellement indéfini, une véritable désagrégation de l'activité humaine dans tous les ordres où elle peut encore s'exercer; et de là l'inaptitude à la synthèse, l'impossibilité de toute concentration, si frappante aux yeux des Orientaux. Ce sont les conséquences naturelles et inévitables d'une matérialisation de plus en plus accentuée, car la matière est essentiellement multiplicité et division, et c'est pourquoi, disons le en passant, tout ce qui en procède ne peut engendrer que des luttes et des conflits de toutes sortes, entre les peuples comme entre les individus. Plus on s'enfonce dans la matière, plus les éléments de division et d'opposition s'accentuent et s'amplifient ; inversement, plus on s'élève vers la spiritualité pure, plus on s'approche de l'unité, qui ne peut être pleinement réalisée que par la conscience des principes universels.
Ce qui est le plus étrange, c'est que le mouvement et le changement sont véritablement recherchés pour eux-mêmes, et non en vue d'un but quelconque auquel ils peuvent conduire ; et ce fait résulte directement de l'absorption de toutes les facultés humaines par l'action extérieure, dont nous signalions tout à l'heure le caractère momentané. C'est encore la dispersion envisagée sous un autre aspect, et à un stade plus accentué c'est, pourrait on dire°,, comme une tendance à l'instantanéité, ayant pour limite un état de pur déséquilibre, qui, s'il pouvait être atteint, coïnciderait avec la dissolution finale de ce monde ; et c'est encore un des signes les plus nets de la dernière période du Kali -Yuga.
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Nous devons maintenant faire entendre aussi un avertissement à ceux qui, par leur aptitude à une compréhension supérieure, sinon par le degré de connaissance qu'ils ont effectivement atteint, semblent destinés à devenir des éléments de l'élite possible. Il n'est pas douteux que l'esprit moderne, qui est véritablement « diabolique » dans tous les sens de ce mot, s'efforce par tous les moyens d'empêcher que ces éléments, aujourd'hui isolés et dispersés, parviennent à acquérir la cohésion nécessaire pour exercer une action réelle sur la mentalité générale; c'est donc à ceux qui ont déjà, plus ou moins complètement, pris conscience du but vers lequel doivent tendre leurs efforts, de ne pas s'en laisser détourner par les difficultés, quelles qu'elles soient, qui se dresseront devant eux. Pour ceux qui n'en sont pas encore arrivés au point à partir duquel une direction infaillible ne permet plus de s'écarter de la vraie voie, les déviations les plus graves sont toujours à redouter ; la plus grande prudence est donc nécessaire, et nous dirions même volontiers qu'elle doit être poussée jusqu'à la méfiance, car l' « adversaire, qui jusqu'à ce point n'est pas définitivement vaincu, sait prendre les formes les plus diverses et parfois les plus inattendues. Il arrive que ceux qui croient avoir échappé au « matérialisme » moderne sont repris par des choses qui, tout en paraissant s'y opposer, sont en réalité du même ordre ; et, étant donnée la tournure d'esprit des Occidentaux, il convient, à cet égard, de les mettre plus particulièrement en garde contre l'attrait que peuvent exercer sur eux les « phénomènes » plus ou moins extraordinaires ; c'est de là que proviennent en grande partie toutes les erreurs « néo-spiritualistes », et il est à prévoir que ce danger s'aggravera encore, car les forces obscures qui entretiennent le désordre actuel trouvent là un de leurs plus puissants moyens d'action. Il est même probable que nous ne sommes plus très loin de l'époque à laquelle se rapporte cette prédiction évangélique que nous avons déjà rappelée ailleurs : « Il s'élèvera de faux Christs et de faux prophètes, qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu'à séduire, s'il était possible, les élus eux-mêmes. » Les « élus », ce sont, comme le mot l'indique, ceux qui font partie de l' « élite » entendue dans la plénitude de son véritable sens, et d'ailleurs, disons le à cette occasion, c'est pourquoi nous tenons à ce terme d' «élite» en dépit de l'abus qui en est fait dans le monde « profane » ; ceux-là, par la vertu de la « réalisation » intérieure à laquelle ils sont parvenus, ne peuvent plus être séduits, mais il n'en est pas de même de ceux qui, n'ayant encore en eux que des possibilités de connaissance, ne sont proprement que des « appelés » et c'est pourquoi l'Évangile dit qu'il y a« beaucoup d'appelés: mais peu d'élus». Nous entrons dans un temps où il deviendra particulièrement difficile de «distinguer l'ivraie du bon grain» d'effectuer réellement ce que les théologiens nomment le « discernement des esprits », en raison des manifestations; désordonnées qui ne feront que s'intensifier et se multiplier et aussi en raison du défaut de véritable connaissance cher ceux dont la fonction normale devrait être de guider les autres et qui aujourd'hui ne sont trop souvent que des « guides aveugles ». On verra. alors si, dans de pareilles circonstances: les subtilités dialectiques sont de quelque utilité, et si c'est une "philosophie», fût elle la meilleure possible, qui suffira à arrêter le déchaînement des « puissances infernales » ; c'est là encore une illusion contre laquelle certains ont à se défendre, car il est trop de gens qui, ignorant ce qu'est l'intellectualité pure, s'imaginent qu'une connaissance simplement philosophique, qui, même dans le cas le plus favorable, est à peine une ombre de la vraie connaissance, est capable de remédier à tout et d'opérer le redressement de la mentalité contemporaine, comme il en est aussi qui croient trouver dans la science moderne elle-même un moyen de s'élever à des vérités supérieures, alors que cette science n'est fondée précisément que sur la négation de ces vérités. Toutes ces illusions sont autant de causes d'égarement; bien des efforts sont par là dépensés en pure perte, et c'est ainsi que beaucoup de ceux qui voudraient sincèrement réagir contre l'esprit moderne sont réduits à l'impuissance, parce que, n'ayant pas su trouver les principes essentiels sans lesquels toute action est absolument vaine, ils se sont laissé entraîner dans des impasses dont il ne leur est plus possible de sortir.

Ceux qui arriveront à vaincre tous ces obstacles, et à triompher de l'hostilité d'un milieu opposé à toute spiritualité, seront sans doute peu nombreux; mais, encore une fois, ce n'est pas le nombre qui importe, car nous sommes ici dans un domaine dont les lois sont tout autres que celles de la matière. Il n'y a donc pas lieu de désespérer; et, n'y eût il même aucun espoir d'aboutir à un résultat sensible avant que le monde moderne ne sombre dans quelque catastrophe, ce ne serait pas encore une raison valable pour ne pas entreprendre une oeuvre dont la portée réelle s'étend bien au-delà de l'époque actuelle. Ceux qui seraient tentés de céder au découragement doivent penser que rien de ce qui est accompli dans cet ordre ne peut jamais être perdu, que le désordre, l'erreur et l'obscurité ne peuvent l'emporter qu'en apparence et d'une façon toute momentanée, que tous les déséquilibres partiels et transitoires doivent nécessairement concourir au grand équilibre total, et que rien ne saurait prévaloir finalement contre la puissance de la vérité; leur devise doit être celle qu'avaient adoptée autrefois certaines organisations initiatiques de l'Occident:

Vincit omnia Veritas*.

René Guénon, 1927...

Je vous invite à lire cet ouvrage condensé de Guénon, totalement visionnaire et incontournable sur ces temps troublés que nous traversons...   (cliquer sur l'image du livre en haut de la page pour accéder au texte intégral)


*La vérité triomphe de tout

2 commentaires:

  1. Passage de 1927, mais tellement d'actualité !

    J'ai lu ce livre il y a un an environ, et c'est vrai qu'il n'y a rien à enlever...le livre et le passage que tu as choisi sont d'une grande lucidité.

    Cela donne à réfléchir...merci, Nout, de nous avoir emis ce texte en mémoire !

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  2. Pour ma part, je l'ai trouvé "par hasard" sur un rayonnage de la Fnac, alors que je cherchais tout autre chose. Quand j'ai commencé à le lire, je n'arrivais pas à croire qu'il fut écrit en 1927!...Il fait miroir à beaucoup de ressentis et d'intuitions en moi, les met en mots et de plus offre des clés que je n'osais pas espérer.

    Oui il donne à réfléchir autrement sur cette actualité qui va trop vite.

    Merci pour ton passage chère Licorne! ;)

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