dimanche 6 février 2011

Le vide (5)



Dans le Tao, toute chose a son versant. 
Dans d’autres religions, il y a le bien et le mal. Nous interprétons souvent le bien et le mal à un niveau moral. Mais la vraie morale ne s’acquiert pas. On ne peut s’acheter une morale. Bien sûr, on peut agir moralement par peur d’être puni, ou isolé. On peut agir en dépit de notre envie, contraint par la limite des lois morales établis par nos tiers. Mais cela ne fait pas de nous un être moral. Cela ne signifie pas que nous savons distinguer véritablement le bien du mal. Cela signifie seulement que nous avons besoin de béquilles (ou dogmes) pour marcher et que nous sommes donc vulnérables face aux manipulations diverses des tisseurs d’illusion.
La vraie morale est l’attribut naturel d’un certain niveau de conscience. Et cette vraie morale dépasse parfois les notions limitées de ceux qui agissent par peur d’être puni. En fait, la vraie morale est inaccessible à ceux qui en sont dépourvus (ce qui est logique) car elle ne fleurit et prend racine que dans un cœur patiemment cultivé. Un cœur labouré par de nombreuses expériences, par la bêche implacable d’amour plus ou moins heureuses. Un cœur dont les boues profondes et remuées auront permis de donner vie à des fleurs inattendues. 
Tout ce qui vit peut être bon ou mauvais. Il ne s’agit nullement de choisir un camp ou de partir en guerre. La division n’existe que dans la pensée, de façon virtuelle. Mathématiquement, la division sert à séparer mais ce qui est séparé ne cesse pas d’exister. La division ne nous dispense pas de vivre avec ce qui nous dérange. Elle ne fait que souligner ce qui nous dérange. Appuyant justement là où ça fait mal. Il ne s’agit donc pas de séparer le bon du mauvais et de choisir un camp. Il s’agit de trouver l’équilibre. Un être véritablement moral est un équilibriste.
Il faut avoir connu tous les versants d’une chose pour en connaitre le point d’équilibre. L’expérience est dont indispensable à ce genre de discernement, à cette acuité. L’observation aussi, donc l‘attention. Être attentif à tout. En état d’accueil. 
Un équilibriste doit être tombé plusieurs fois avant de pouvoir marcher sur le fil. 
On reconnait souvent ce point d’équilibre à ses fruits. L’action inspirée par la vraie morale est semblable à un jardin fertile. Une fleur en entraîne une autre. Il fait bon de marcher dans un tel jardin.
On dit que les pensées sont irrépressibles, qu’on ne peut contrôler ses pensées. Elles surgissent inévitablement. Mais on peut toutefois remarquer que lorsqu’on est en parfait équilibre, les pensées sont autrement teintées que lorsqu’on marche en boitillant. Elles semblent venir d’un autre souffle. Elles semblent mieux « inspirées ».
Revenons au « vide ». 
Selon l’état de notre jardin intérieur, le vide peut être extrêmement angoissant. Parce que le vide rappelle celui que l’on imagine séparer toute chose. Notre esprit diviseur, imagine un grand vide nous séparant de tout. Nous devenons soudain le petit enfant confiné dans son berceau qui pleure après sa mère. Un petit enfant qui n’a qu’une vision très limitée de la vie et du monde. Certains grandiront, comprendront intellectuellement qu’ils ont grandi; mais leur cœur gardera cette vision limitée. Ils resteront jusqu’à la mort des petits enfants paniqués.
Mais si à travers l’expérience, le cœur grandit, travaille en profondeur, nous réalisons que ce rien qui nous sépare des choses est un faiseur de lien. Un faiseur d’amour. Et que soudain, nous avons faim de vide (ou vie si on ôte une lettre…). Nous désirons soudain ardemment donner tout l’espace à ce faiseur d’amour car nous traînons derrière nous des années de disettes. Nous avons peu à peu intégré (intériorisé) que la pensée divise et que le vide unifie. Alors nous pouvons, et seulement à ce niveau-là, nous abandonner au vide et abandonner la pensée…

Alors seulement, nous sentons l’inimitable confort à nous sentir non pas séparés mais…liés à tout.

Illustration: Photo personnelle

5 commentaires:

  1. Parfait.
    Je ne puis même pas y ajouter du vide.

    Je fais un petit blog sur le vide. Puis-je me permettre ce lien ?
    http://www.taovide.blogspot.com/

    merci pour cette très belle lecture.

    Oliver

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  2. « La vraie morale est l’attribut naturel d’un certain niveau de conscience. »
    Votre billet dans son ensemble, et plus particulièrement cette phrase, m’a ou m’ont rappelé ce passage lu dans « La femme dans les contes de fées ». Il est un peu long, j’espère ne pas être trop envahissant... (?)

    « Les anciens Chinois semblent avoir pris ce problème du bien et du mal avec un détachement proche de celui de la nature sans perdre pour autant la chaleur du sentiment. J'ai été frappée de ce que dit Tchoang-Tseu à ce sujet : l'homme sage est comme la lionne ; il se contente de regarder la nature et devient semblable à elle. A première vue, on pourrait croire à une certaine indifférence insouciante : le sage taoïste, tel que le présente Tchoang-Tseu, ne doit pas, en effet, trop s'affliger si sa femme, son meilleur ami, son disciple préféré ou son maître vient à mourir. Il s'acquittera de la cérémonie funéraire sans s'attarder dans le chagrin. Dans un autre passage, il ajoute que tout maître taoïste éclairé ne s'efforce pas d'être charitable, de sauver autrui, ou de faire une bonne action : il laisse advenir. En apparence, il agit comme la nature suivant son cours, mais, ajoute. Tchoang-Tseu, le sage aime tous les êtres à partir de son propre centre (le Soi), et par le rayonnement de la bonté spontanée qui est en lui. Ce qui, aux yeux du taoïste, est contre nature et donc suspect, c'est d'agir au nom de principes moraux et éthiques, car cela produit des effets contraires cachés. Ainsi, Lao-Tseu dit que la Bonté et l'Amour ont décliné à partir du moment où on les a nommés, c'est-à-dire où on les a érigés en principes, en idéaux. Soulignons que Tchoang-Tseu parle ici uniquement du Sage, c'est-à-dire de celui qui, ayant établi l'ordre et le désintéressement en lui-même, est en ordre avec autrui, avec les événements et avec les rythmes de la vie et de l'univers. Comme le disent les alchimistes, la materia prima, la nature, doit d'abord être «rectifiée». Autrement dit, l'individu qui cherche à vivre de façon juste et généreuse doit d'abord travailler à clarifier ses propres motivations et se mettre en état de disponibilité : « Cherchez le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît ». Porté par l'élan naturel de l'être relié à son centre, le sage, dit Tchoang-Tseu, pourra soigner son ami quand il est malade, se rendre utile à la cité et aller où l'on a besoin de lui, et ceci sans quitter le Tao, le sens intérieur. Comme il agit de façon juste, il n'y aura pas de contrecoup ni de retombées négatives : il n'y aura ni sentiment d'obligation de la part de l'autre, ni gratitude escomptée de sa part à lui. C'est la manière la plus subtile de transcender l'éthique, d'approcher de la bonté absolue et désintéressée. C'est ce qu'entendait Pascal lorsqu'il écrivait : « La véritable morale se moque de la morale », ou Saint Augustin, avec son fameux : « Aime, et fais ce que tu voudras !» On ne peut, en effet, décrire cette attitude que sous forme de paradoxes. Pour nous, une telle position est beaucoup plus difficile que pour un Oriental, car on nous a toujours appris à agir et à lutter pour parvenir à être bon et à faire notre devoir. Par cette attitude trop unilatérale et volontariste, nous avons accumulé, par refoulement, un tel abîme d'horreur « de l'autre côté », aussi bien au plan individuel que collectif, que ce problème est devenu quasiment insoluble. Jung nous propose une approche de cette forme de sagesse mieux adaptée à l'Occident. La voie qui y mène est l'élargissement de la conscience et les rectifications et transformations auxquelles mène l'écoute lucide de notre être intérieur, en particulier à l'aide des rêves ; c'est celle de la réalisation de la totalité de l'individu, celle du Soi en lui. »
    Marie-Louise von Franz - La femme dans les contes de fées – Éditions La Fontaine de Pierre

    Amezeg :-)

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  3. Ce qu'elle dit est fort proche de ce que je ressens. J'ai remarqué que lorsqu'on vit à partir de ce centre les choses se mettent en place toutes seules.
    L'esprit (occidental en effet) a tendance à vouloir rigidifier son attitude face à un obstacle alors qu'il faut lâcher, descendre dans le "haras", ce point central vide et plein, centre de gravité de l'être qui permet de plier comme le roseau sans jamais se briser.
    Parfois la machine corporelle s'affole, panique face à l'incertitude d'une situation, un sentiment d'insécurité. Mais le Soi se manifeste et libère le corps. Il est temps alors de se laisser aller par le courant, de ne plus lutter mais faite UN avec ce courant...cela débloque tous les obstacles.
    C'est un secret qui peut être connu de tous...

    Prenez toute la place que vous voulez vos commentaires sont toujours les bienvenus. Merci d'avoir pris la peine de me communiquer cet extrait plein de résonances.

    :)

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  4. En le Soi...
    Considérer la Pensée (pure), désencombrée des pensées colorées. Elle n'en perçoit pas moins,et d'autant plus, celles-ci. Clairvoyance.
    Transparence, intelligente/sensible; perception de ce qui "est", au-delà de ce qui paraît.
    Intuition, dont la perception directe.
    En un seul mot, ce tout est Un.

    max

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