Mon grand-père comme je l'ai déjà décrit a passé toute sa vie à refouler son féminin intérieur. Il a lui-même souffert d'un père despotique qui a su très tôt briser tout élan de reconquête de soi.
Il a repris ce flambeau de mâle-et-fils et passa une grande partie de sa vie à faire tout ce qu'il n'aimait pas.
Par exemple, endosser le rôle du "père sévère", du verbe "persévérer".
Persévérer à étouffer tout élan de réconciliation avec ce féminin brisé, brimé et pourtant flamboyant qu'il portait en lui-même sans le savoir. Ce féminin qui s'ouvrait doucement lorsqu'il lisait Victor Hugo, qu'il faisait des claquettes sur le trottoir pour me faire rire ou qu'il chantait de vieilles chansons de Tino Rossi...
Sa cadette (ma mère) représentait sans doute tout ce qu'il avait refoulé toute sa vie: une âme d'artiste. Elle symbolisait dans son aspect même de fillette pâle et menue ce féminin de l'âme affamé qu'il passait son temps à corriger. Mais on ne corrige pas ce qui est déjà parfait. C'est un travail sans fin, voué à l'échec.
Il a donc fallu tuer ce féminin en elle comme en lui-même; lui démontrer que dans le monde, les artistes, les rêveurs, les peintres n'ont pas leur place. Qu'il valait mieux travailler dans le service public.
Comme lui, qui aimait tant la poésie, s'était trouvé enfermé dans un bureau jusqu'à la retraite à faire le décompte des salaires des dockers...
Lui qui aimait tant marcher dans la ville sans but, traverser le port en ferry-boat, en me tenant la main...
Tous ces hommes ascendants que je porte jusqu'à la racine. Un arbre de pères-sévères et de femmes stériles.
Les femmes pour ces hommes-là restent un objet de fascination, quelque chose d’inaccessible qu'ils croient pouvoir domestiquer. Ils ne vivent que par elles mais l'ignorent. Et se croient libres.
Je suis née de cet homme.
Il m'a appris à lire en un été, bien avant l'âge. Les livres, tous les livres portent en quelque sorte son empreinte. Tous les matins, pendant presque huit ans, il a porté mon cartable jusqu'à l'école. Je me souviens de la force de son étreinte quand il me serrait contre lui. Une force d'homme qui vous brise d'amour.
Une force d'aimer que j'ai cherché chez tous les hommes après lui. Forcément. On ne peut rester dans un monde vide de cet amour-là.
Il a vénéré ce féminin en moi sans le savoir, l'a cajolé, bercé, défendu. Il est l'enchanteur qui a révélé la fée. Ou l'alchimiste...
Il est parti bien avant que j'ai pu prendre conscience de son importance dans ma vie, de sa place centrale, vitale. J'ai du mourir avec lui. A peine sortie de l'enfance, j'ai du traverser la nuit interminable, le pourquoi sans réponse; il faut apprendre à marcher seul pour comprendre la beauté du chemin. Comme il faut avoir jeûné pour vraiment goûter un simple morceau de pain... Il y a un poème à ce sujet qui me vient d'ailleurs:
On apprend l'eau - par la soif
La terre - par les mers qu'on passe
L'exaltation - par l'angoisse -
La paix - en comptant les batailles
L'amour - par une image qu'on garde
Et les oiseaux - par la neige
Emily Dickinson
Enfant, j'avais si peur des chiens que lorsque j'en voyais un, je grimpais littéralement sur mon grand-père. Il était grand et une fois perchée dans ses bras, je me sentais en sécurité. C'est cela la base de l'amour. Savoir que rien ne peut nous arriver tant qu'on y est blotti...
Je n'ai pas eu de père, à peine une mère, mais j'ai eu un sacré Grand père...
Illustration: Photo de mon grand-père maternel (au milieu...) prise le 22 décembre 1958
Ce que tu écris de ce Grand père est magnifique, et très émouvant. Il t'a fait un beau cadeau en t'aimant ainsi.
RépondreSupprimer@Chronophonix : ce texte sublime sur la princesse endormie devrait être déclaré d'intérêt général !!!
Oui, c'est un beau cadeau mais pas seulement à moi mais indirectement à toute notre histoire familiale et donc inévitablement à toute l'humanité...l'amour a ce pouvoir incroyablement rédempteur par ricochet...:)
RépondreSupprimerOUI j'étais sûre que le texte "la princesse endormie" publié chez Chronophonix te parlerait!!!
;)
Très bel hommage, très émouvant et finir par les vers de Mademoiselle Dickinson... Bises. brigitte
RépondreSupprimerOui Mademoiselle Dickinson ou une âme incandescente... :)
RépondreSupprimersublime, Nout.
RépondreSupprimerj'adore.
je prends plaisir lorsque je viens sur ton site, à découvrir de superbes textes écrits par toi ou par d'autres, des images que tu réussis à combiner parfaitement avec les paroles..
c'est toujours du régal.
encore bravo pour ce partage..
Merci Carole Laura, ton passage est toujours un plaisir aussi! Ainsi que ceux que je fais par chez toi! :)
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