vendredi 27 janvier 2012

Permettre à la bonne mère de mourir

Généalogie d'une sorcière - Benjamin Lacombe


Il était une fois un marchand. En douze ans de mariage, il n'eut qu'une fille, Vassilissa la-très-belle. Sa femme mourut alors que la petite avait huit ans. Sentant approcher sa fin, la mère l'appela, prit une petite poupée cachée sous sa couverture et dit à Vassilissa :

- Écoute mes dernières paroles, obéis à mes dernières volontés. Je te donne cette poupée avec ma bénédiction maternelle ; garde-la, ne la montre à personne. Si quelque mal t'advient, offre à manger à ta poupée et demande-lui conseil. Elle t'aidera dans le malheur.

La femme du marchand embrassa sa fille et mourut... (version trouvée ici)

De nombreux contes commencent ainsi: la mère meurt et laisse l'héroïne orpheline (Blanche-Neige, la belle et la bête, Cendrillon). Mais qui est cette "mère" qui doit mourir? Cette "trop bonne mère" selon l'expression de Pinkola Estés...

Il s'agit sans doute de celle que nous intégrons psychiquement à partir de notre vécu d'enfant, à partir de ce 
L'herbier des fées - Benjamin Lacombe
que nous avons absorbé de notre environnement. Une mère cousue de tout fil, un peu comme cette poupée en tissus que la mère de Vassilissa tient cachée sous ses draps. Une sorte de fétiche protecteur contre toutes nos terreurs enfantines, ombres cachées sous nos lits, loups rôdant dans la nuit noire, cauchemars dont on s'arrache avec peine. Et pourquoi pas contre la peur de vivre, de grandir,  d'affronter le monde extérieur inconnu donc menaçant...

Cette fausse sécurité qu'offre la trop bonne mère  laisse l'être (à l'état symbolique d'enfant) dépendant de ses fantasmes, de ses attaches, à la merci de ses propres illusions. Se fier à cette figure de la psyché est le meilleur moyen de se perdre dans la forêt. 


A fuir de faux dangers, on tombe dans de vrais pièges...

La "trop bonne mère" appelle au confort d'une vie protégé de tout et en particulier du meilleur. L'être qui reste dans les jupes de sa mère psychique, rapiécée à coup de fantasmes et de blessures mal guéries, ne grandit pas. Il stagne à l'étroit dans sa peau de chagrin. Vous avez certainement du en croiser quelques uns, ces enfants immatures dans une peau d'adulte (voire de vieillard) qui ne cessent de radoter sur l'insécurité du monde, passent leur temps à se plaindre ou à ruminer le passé . 

Alice - Benjamin Lacombe
A moins que soi-même, à bien y regarder, on se surprenne aussi à se réfugier dans les bras douillets de cette mère trop trop...


Quand nous renonçons à nos rêves, à nos désirs de changement, de renouveau. Lorsque, trop peureux pour prendre notre envol, nous campons sur nos vieilles habitudes au détriment d'une vie pleinement vécue. 

Renoncer à vivre par peur de mourir, tel est le paradoxe de l'être qui n'a pas coupé le cordon avec sa mère psychique. Pourtant la voie de toute libération commence par là. Accepter l'éventualité de la mort et s'aventurer courageusement dans la sombre forêt peuplée d'ombres. 

Il suffit simplement de le décider, de répondre à l'appel. Les forces intérieures se rassemblent et dévoilent alors des ressources insoupçonnées. La trop bonne mère elle-même, une fois qu'on décide de la quitter, devient petite comme une poupée au fond d'une poche de tablier. Assez petite pour entendre la voix secrète du coeur, cette voix qui guide l'être perdu dans la forêt inextricable...

Cela me rappelle cette phrase de l'évangile selon Matthieu dans laquelle Jésus dit:

Et quiconque aura quitté, en mon Nom, ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, ou ses maisons, recevra le centuple, et héritera la vie éternelle. 

ou bien dans l'évangile de Luc:

Si quelqu'un vient à moi, et s'il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses soeurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple.

Jésus ne semble pas là évoquer les parents réels; cela serait en totale contradiction avec son message
Alice -Benjamin Lacombe
d'amour et d'ouverture à l'autre. 

Peut-on au fond "connaître" ses parents autrement qu'à travers sa propre conscience? Et l'idée que l'on se fait de sa mère ou de son père peut-elle correspondre à la réalité pure ou bien est-elle forcément déformée par divers ressentis, pensées ou élucubrations mentales? 

Jésus invite là à se détacher des parents psychiques (de cette illusion fabriquée), intégrés inconsciemment et derrière lesquels on se cache au commencement de sa vie par peur de sauter du nid. Combien d'actes faisons-nous, de partenaires choisissons-nous, à partir de ces figures intériorisées en dehors de toute conscience (et donc de toute maîtrise)?

Combien d'entre nous se retrouvent soudain à l'âge de la maturité enfermés dans une vie qu'ils n'ont nullement choisi en toute conscience? Mais alors, qui a choisi pour eux?

La voie du Christ comme celle des contes est une voie de libération. Le libre-arbitre est inaccessible à un être immature ballotté par ses propres fantasmes. Avant de pouvoir choisir, il faut briser ses chaînes intérieures et pour cela, d'abord permettre à la bonne mère de mourir...



7 commentaires:

  1. Ton article, Nout, me parle beaucoup...

    J'ai fait un jour un rêve dans lequel je voyais des têtards qui "tournaient en rond" dans un bocal. J'étais parmi eux. Non loin de là, il y avait un plan d'eau, beaucoup plus grand, une sorte de lac où s'ébattaient des poissons. Ma mère prenait ces poissons et à l'aide d'un grand couteau aiguisé, les coupait en deux d'un geste cruel. A ce moment-là, je me disais : "Elle peut me tuer".

    Ma vraie mère n'ayant pas l'intention de me tuer, j'en ai conclu qu'il s'agissait de la mère "intérieure", celle qui nous retient dans un bocal fermé, dans une routine sécurisante, dans laquelle nous "tournons en rond" alors que nous avons de grandes possibilités d'évolution et de transformation (têtards qui peuvent grandir et se transformer). Cet enfermement dans une sécurité facile et sans surprise peut nous "tuer", c'est-à-dire tuer le meilleur de nous-même, nous tuer psychiquement et spirituellement.
    Nous n'accédons pas au niveau supérieur (plan d'eau où nous pourrions nous ébattre librement), nous restons enfermés.

    Ce rêve m'avait marquée et je m'étais ensuite décidée à faire un "pas en avant"...pour sortir de ma vie routinière...

    Sortir de cette "matrice" créée par notre éducation, par les idées qu'on nous a inculquées depuis toujours et qui sont celles des générations avant nous ne signifie rien de moins que "naître à nouveau" (ce que Jésus disait, dans l'Evangile, être indispensable, il disait "Vous devez naître en Esprit").

    Il s'agit d'émerger de la matrice collective et de devenir un être différencié (individué dirait Jung).

    Cela suppose deux choses :
    (là, j'emprunte un passage à Pierre Trigano)

    "ECOUTER suffisamment longtemps le processus initiatique qui vient du Soi au travers des rêves et des synchronicités, se laisser transformer son point de vue par lui dans un mouvement de lente infusion;
    Et REPONDRE CONCRETEMENT aux injonctions de ce processus, en osant laisser émerger dans sa vie la parole authentique de la naissance à soi-même, en réalisant très concrètement l'initiation et les propositions du Soi par un changement de son rapport au monde."

    "Quitter sa mère" signifie quitter le cocon douillet, l'univers chaud et fermé du "bocal" (bocal que nous avons tendance à recréer sans cesse, car le cocon familial est souvent recréé par un groupe d'amis, un groupe religieux, un groupe de collègues)... pour prendre le large et aller vers des horizons plus ouverts...

    Quand on n'a pas de très bonnes relations avec sa mère réelle (ce qui est mon cas), le piège est de prendre cela "au pied de la lettre" et de penser que c'est d'elle qu'il faut se détacher. Or, il s'agit bien plus de se détacher de ce qu'elle représente. De sortir de la fusion matricielle.
    Le véritable inceste, n'en déplaise à Freud, est un inceste "psychique".

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  2. Je suis entièrement en accord avec ce que tu dis en particulier sur cet "inceste psychique". Moi aussi je n'ai pas eu à la base de bon rapports avec mes parents réels mais ce qui doit être "changé" ce n'est pas "eux" mais "moi", ma capacité d'accueil, car c'est bien à travers "moi" que je les perçois, les accepte ou les refuse.

    Ton extrait de Pierre Trigano est éloquent en particulier cette expression qui me "parle" bien:
    "dans un mouvement de lente infusion;"

    "Répondre concrètement" est une autre paire de manche si je peux dire, car il faut agir prudemment, ne pas s'emporter mais suivre le courant avec mesure. Ce n'est guère facile! :)

    De mauvais enseignements spirituels font croire à l'adepte qu'il doit se séparer de sa famille, de ses biens, de sa vie pour évoluer. Mais c'est faux, c'est une incompréhension totale.
    Le véritable miracle n'est pas de trouver l'illumination dans l'isolement total (facile! quoique...les parents psychiques ne sont jamais loin où qu'on aille ! ;) ), mais trouver l'illumination là où on est, au milieu de sa petite vie, des gens qui nous entoure.

    Le véritable défi n'est pas de devenir un surhomme (ou une surfemme) mais bien de se remettre en question jusqu'à cela entraîne un effet concret sur notre vie. Par exemple, méditer, lire des bouquins spirituels ne suffit pas. Il est bon parfois de se poser des questions sur sa façon de faire avec autrui, nos réactions face aux autres, nos sentiments, nos ressentis...et en particulier avec ses parents.

    A un moment donné, il faut parvenir à regarder ses parents comme des "êtres humains" et non plus comme des sortes de monstres bizarres qu'on aurait affublé de masques issus de notre psychisme malade.

    La mère intérieure terrifiante que montre ton rêve a en effet le pouvoir de nous tuer si nous ne nous en affranchissons pas.

    Ce féminin cruel, destructeur (représentée par de nombreuses déesses "noires" Kali, Ereshkigal, Lilith) apparaît dans le conte de Vassilissa sous les traits de la belle-mère et des deux soeurs...c'est ce que je vais explorer dans le prochain post.

    Dans un sens, elles sont aussi un tremplin, un aiguillon qui nous pousse à réagir, à sortir de la mort lente d'une vie vécue dans le confort.

    A suivre donc et merci pour ton apport toujours très enrichissant! :)

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  3. Bonjour Nout,

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    Très difficile pour moi de résumer le cheminement qui m'a permis de vivre hors de la présence de mes parents. De par ma situation d'autiste, ce fut difficile, et en très court, mes troubles psychiques ne me permettaient pas à l'époque d'accéder à toute l'instruction nécessaire et indispensable pour envisager de quitter rapidement le cocon familial. Bien au contraire, ils me poussaient à demeurer dans celui-ci, et ce, malgré la propension de mes parents à vous indiquer le chemin rapide de la sortie. Ainsi, la réalité de chacun est différente, mais je veux bien croire qu'avec l'aide de Dieu, il est plus paisible de trouver la force pour y parvenir...

    Avec toute ma tendre sympathie, Jack le poétiste.

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    1. Bonjour Jack,

      En effet nous avons tous une réalité différente. Chacun est appelé à déceler le défi de sa propre vie, ce qu'il faut dépasser. Ta situation est en effet particulière puisqu'à un moment donné tu t'es retrouvé plus ou moins dépendant.
      Je crois cependant que même au coeur d'une apparente dépendance, on peut trouver la libération. On peut être un esprit libre dans un corps dépendant. Et inversement! ;)

      Merci cher poétiste!

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  4. Nout, j'attends ton prochain article avec impatience car j'ai beaucoup réfléchi, ces derniers temps, aux figures féminines négatives(dans les contes et les mythes)...et je voudrais avoir ton point de vue !

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  5. Parfois, voulant quitter la "trop bonne mère" en nous, l'on ne fait que lui vouer un "culte" inconscient, nous souciant de nous-même comme elle nous apprit à le faire depuis si longtemps, elle qui façonna notre petit "moi" avec tant d'amour et de prévenance... D'autres fois, on découvre qu'elle nous appelle à travers son exemple à devenir "mère" nous-même, et ce faisant on se libère de sa sujetion en incarnant cette image, en la magnifiant jusqu'à lui donner (si Dieu veut ;) sa pleine dimension, au service de la Vie... Merci pour ce beau texte !

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    1. En fait, il s'agit d'un "mal" nécessaire que l'on ne peut provoquer avec la seule volonté. Avec les choses de l'inconscient, on ne peut compter seulement sur ses désirs superficiels. Il faut qu'il y aie un appel qui vienne des profondeurs.
      Il peut s'agir d'un moment de sa vie (adolescence, passage à l'âge adulte), une maturation psychique, un cycle qui se termine.
      On peut comme tu l'exprimes cher Âmi, transcender cette image de la "bonne mère" en la sublimant.

      Dans le conte de Vassilissa, justement, la trop bonne mère donne à sa fille un élément essentiel qui va lui permettre de se libérer: la poupée.
      Dans chaque état négatif se trouve une clé, qu'il nous incombe à chacun de discerner.

      Mais je crois cher Frank, que je ne vous apprends rien! ;)

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