mardi 13 septembre 2011

Le Chant d'Orphée




La légende dit que la nymphe Eurydice, bien-aimée d'Orphée le virtuose, mourut de la morsure d'un serpent sur lequel elle posa le pied en voulant fuir les avances du faune Aristée.

Orphée partit jusqu'au fond des Enfers dans l'espoir de la ramener. Il charma tant par sa musique le royaume des morts et son souverain, le dieu Hadès, qu'il lui fut permis de reprendre Eurydice à une seule condition: durant tout le trajet du retour vers la surface du monde, il ne devait pas se retourner.

Il guida Eurydice à travers les ténèbres à l'aide de sa lyre mais, quand il aperçut enfin la lumière du jour, il ne put s'empêcher de se retourner pour voir si elle le suivait.

Aussitôt, elle retourna dans les profondeurs.


Lamentations d'Orphée de  Bouveret



Ce mouvement de "descentes"dans les mythes peut symboliser l'être qui, se faisant germe, s'enfonce dans les ténèbres opaques de la matières, la "Mère Noire", la matricielle, afin d'y rencontrer sa propre lumière. C'est à partir de ses propres ressources, au coeur de la nuit noire, que l'être doit accéder à sa co-NAISSANCE.

Si Adam étymologiquement signifie l'homme rouge, il doit pour s'accomplir devenir l'Homme vert:

"Dans les trois traditions du Livre (Judaïsme, Christianisme, Islam), l'homme qui accompli toutes les morts et résurrections et qui est né à sa dimension divine est l'Homme vert." (A.de Souzenelle)

L'homme pour s'accomplir, devenir vert afin que comme l'annonce Jésus, tous les oiseaux du ciel viennent l'habiter:

"Matthieu 13.31.

Il leur proposa une autre parabole, disant, Le royaume des cieux est semblable à un grain de moutarde qu’un homme prit et sema dans son champ,

32 lequel est, il est vrai, plus petit que toutes les semences ; mais quand il a pris sa croissance, il est plus grand que les herbes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent et demeurent dans ses branches."

Ce grain de moutarde qu'on trouve dans l'évangile doit germer dans les profondeurs insondables de la terre noire de l'inconscient. Le féminin non réalisé s'apparente à cette terre, matrice de tous les possibles contenant du germe divin en l'homme. Et comme dans le mythe d'Orphée tout commence par une blessure...

La morsure du serpent est l'indice d'un féminin blessé comme dans le cas d'Eurydice, par l'imprudence d'un masculin négatif représenté par Aristée.
Aristée est par ailleurs une figure non négligeable dans ce mythe. Il est musicien comme Orphée et on le représente souvent sous l'apparence d'un berger portant un agneau sur ses épaules.
De nombreux mythes font intervenir l'archétype du jeune berger et la descente aux enfers.

La déesse mésopotamienne Inanna-Ishtar tombe amoureuse du berger Dumuzi-Tammuz avant de le tuer croyant être trahie par lui. Folle de douleur, elle descend dans le royaume des enfers régi par sa soeur, son double noir, Ershkigal  pour de tenter de le récupérer. Il s'agit bien d'un mythe de mort et de resurrection. On a trouvé des sceaux sur lesquels la déesse Ereshkigal étaient représentée entre les jambes d'inanna en position d'accouchement, comme si en sauvant son pôle masculin, le féminin parvenait à naître de nouveau...


Sceau sumérien


Dans le culte de Cybèle en Anatolie, nous retrouvons le berger Attis qui trouve la mort par castration (masculin innaccompli) puis qui ressuscite apportant le salut. 
Le berger est multiple; il conduit le troupeau de ses instincts plus ou moins maîtrisés. Aristée est donc le reflet d'Orphée sous sa forme inaccomplie, un homme n'ayant pas encore dépassé son animalité; il est en quelque sorte l'homme rouge, l'Adam non réalisé. Il est soumis à ses bas instincts et ne peut donc prendre conscience des conséquences de ses actes. La blessure survient par manque de vigilance. Les forces sous-terraines inconscientes (féminin) non maîtrisées par un masculin immature se manifestent par la souffrance ultime, la descente aux enfers, une mort psychique inévitable.

Cette mort symbolisée par la descente aux enfers est présente dans de nombreuses traditions. 

"C'est ainsi que nous la trouvons dans le Livre du voyage nocturene d'Ibn Arabi, dans le Livre des morts (Bardo Thödol) du tibet, dans celui de l'Egypte, dans les descentes aux Enfers des mythes grecs, dans les Enfers de Dante. Enfin la cécité de nombreux héros de nos légendes (Oedipe) traduit cette même descente dans les ténèbres (...). "(A.de Souzenelle - La symbolique du corps humain)

 Dans l'antiquité le serpent est l'attribut de la déesse sous toutes ses formes (Ishtar, Nidaba, Hathor, Héra...) et ce n'est pas un hasard si le reptile s'adresse à Eve plutôt qu'à Adam dans le jardin d'Eden...
Eurydice est mordue au pied, symbole qui est loin d'être anodin. Le pied représente en quelque sorte les racines de l'être, ce sur quoi on s'appuie pour avancer. La morsure du pied Eurydice représente là un féminin prisonnier du passé, de l'héritage familial ou culturel. Ce féminin là est forcément un masque car il est empesé de tout un passif de mâle-entendus, de projections, de souffrances non-résolues. Être mordu aux pieds peut s'apparenter dans le mythe à une souffrance névrotique, la répétition de schémas destructeurs, ou plus directement l'impossibilité totale d'avancer. 

Orphée en découvrant sa bien-aimée inanimée tente alors l'impossible.


Orphée par Jean Delville


Il y a plusieurs niveaux de compréhension dans le mythe ou le conte. On peut au premier niveau considérer l'histoire d'Orphée et Eurydice comme une romance tragique mais s'arrêter à ce seul niveau serait bien sûr lui en ôter tout intérêt, car ce premier niveau n'est qu'une accroche, un écrin. 
Il faut comme Orphée, descendre au fond de soi afin d'accéder à l'enseignement véritable du mythe.

L'impossible que va tenter Orphée est ce pouvoir de rédemption que nous portons tous en nous, cette possibilité de résilience (du verbe latin resilio, ire, littéralement « sauter en arrière »), de prendre du recul par rapport à ce troupeau de personnalités multiples qui nous a envahit (voir l'archétype du berger) afin d'apercevoir qui nous sommes vraiment derrière tous ces masques.

Orphée, dans ce geste de descente, représente l'être qui dans l'abandon total de toute lutte, cet abandon qui survient parfois au coeur du plus profond désespoir (car l'être est fait ainsi, il lui faut parfois aller au plus noir de lui-même pour comprendre...), trouve des ressources insoupçonnées en lui. Ces ressources sont symbolisées là par le chant de sa lyre qui charme tous les habitants des enfers sur son passage. On peut faire le lien avec le Chant des Chants du cantique qui n'est autre que Dieu (transcendance), l'amour qui unit, élément indispensable pour féconder le germe qui va être planté dans le profondeurs.


Ainsi le féminin est fécondé par un masculin transcendé par l'amour, le Chant des Chants qui est cette vibration à l'origine de toute chose. Orphée peut remonter Eurydice avec lui mais Hadès qui préside aux enfers lui donne une condition qui est en réalité une recommandation du mythe, une erreur à ne pas commettre  .
Orphée ne doit pas se retourner sur lui-même. Ce qui lui est demandé là est de respecter l'essence même de l'amour: la foi. C'est en apercevant la lueur du jour, qu'Orphée soudain doute et se retourne perdant ainsi à jamais sa bien-aimée. 

C'est souvent quand les choses de la vie s’éclaircissent, que les problèmes s'estompent qu'on est soudain tenté de se rendormir, de revenir à nos anciens schémas, même après avoir senti en soi la foi de l'abandon, la tentation de douter est toujours présente. Cette foi réclame un aveuglement qui est non pas l'aveuglement de l'être inconscient, le héros inaccompli au début du mythe, dont le regard est constamment tourné vers l'extérieur mais un aveuglement de sagesse, c'est à dire comme exactement dans ce mythe d'Orphée, un regard qui même tourné vers l'extérieur (face à la lumière du jour =  illusions du monde matériel) ne cesse de contempler son intérieur.

L'homme sage, l'Homme vert dont le germe croît nourri par la foi en l'amour qui unit, n'a nul besoin de se retourner sur lui-même pour regarder en lui.
 Pour accéder à son accomplissement, il a déjà effectué un retournement; se retourner à nouveau signifierait revenir aux anciens schémas, à ce qui est déjà mort. Cela voudrait dire à l'instar d’Orphée que son regard est encore sensibles aux apparences extérieures du monde (tout ce qui brille n'est pas or...) et qu'il a besoin de se retourner, de se souvenir pour pouvoir garder le germe en lui.

Or le germe ne se nourrit pas du passé, du souvenir, du suranné. 
Cette tentation très humaine de vouloir s'approprier chaque expérience de transcendance, de s'y arrêter alors que l'être dot suivre le mouvement: avancer, naître nouveau à chaque instant.

On  ne saisit pas le Soi par la pensée. On ne le saisit que par l'abandon total à ce qui est. Par une foi indéfectible en ce Chant de chants qui nous accompagne à chaque pas. Avancer en ayant toujours l'assurance que quelque soit la route que nous empruntons l'amour nous suit pas à pas. A l'arrière de toute conscience, il précède chaque souffle et ferme chaque pas.


3 commentaires:

  1. Très bel article, comme d'abitude foisonnant de références passionnantes et enrichi par tes réflexions personnelles. Je te trouve très prolixe en ce moment, je suis épatée par ce rythme qui mèle la qualité à la régularité journalière de tes publications !!! Mais quel est ton secret ? ^-^
    Lorsque tu parles de ne pas se retourner sur soi mais de garder la foi en l'Amour, je pense au Pendu du tarot. Accroché par un pied lui aussi (à ses vieilles croyances, à son héritage familial), seul le lâcher-prise qui s'opère grâce non pas à un retournement mais à un renversement du regard que l'on porte sur soi, et sur le monde, lui permet cet abandon, cette confiance, cette foi en l'Amour.
    Bonne soirée chère Nout, et merci pour la belle découverte musicale d'Agnès Obel, je suis complètement envoûtée et j'écoute son album en boucle depuis deux jours !!!

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  2. Merci! Moi aussi je me trouve étrangement prolixe du fait que j'ai des journées bien chargées et qu'il faut que je cale ces "inspirations irrépressibles" dans mes horaires! Je ne peux pas m'empêcher d'écrire car cela me vient, occupe mon esprit, se relie etc
    Je crois que le fait d'avoir entamé un dialogue avec mes rêves (grâce à l'intervention "tombée du ciel" d'Amezeg...)a "ouvert" quelque chose au niveau des symboles comme si des clés se révélaient peu à peu.
    Oui le Pendu m'est apparu comme une évidence lorsque je "dialoguais" avec le rêve "les yeux bleus"....

    Je savais que tu aimerais Agnès Obel...je te ferais découvrir d'autres choses que j'écoute en ce moment. J'écoute beaucoup de choses très différentes mais la musique me nourrit; il y a un fil conducteur. Et le tien ressemble beaucoup au mien. Nous le savons maintenant! ;)

    Je t'embrasse!

    Nout

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  3. Je vois très bien ce que tu entends quand tu parles d'inspirations irrépressibles" ... Parfois ça m'arrive au beau milieu de la nuit, ou au petit matin, et là t'as pas d'autre choix que d'écrire ! Je me sens parfois dans un état second, comme si les mots venaient d'ailleurs.
    Il est certain que tes échanges avec le mystérieux Amezeg (que j'apprécie de lire ici !) ont dû grandement t'aider. Pour la musique je suis preneuse de toutes les découvertes, elle m'accompagne aussi quotidiennement, on va dire que je suis tombée dans le chaudron étant petite !!!
    À bientôt, sur le fil ...
    Je t'embrasse aussi.

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