lundi 12 septembre 2011

Pour un baiser

Little Red Riding Hood, by John Everett Millais




Cette bouche poilue, sauvage de Barbe-Bleue, me renvoie au symbole de la mandorle, ou Vesica piscis,  bouche verticale ou plus précisément vulve féminine matricielle qui engendre à la fois vie et mort. 
Elle représente le seuil à franchir pour transcender la dualité, la rendre Une, et accéder ainsi à la Trinité. Mais cette porte est à double battant ou double tranchant. Tenter de la franchir sans maîtrise comme la barbe du conte, sans avoir en quelque sorte défriché, taillé les secrets hirsutes qui l'encombrent, peut conduire l'être à se perdre en lui-même, s'égarer dans la forêt profonde de son inconscient. 

Cette matrice intérieure est le fruit de l'union du masculin et de féminin, de ces deux pôles complémentaires que nous sommes, tout comme notre corps est le fruit de l'union de nos deux parents. Tant que ces pôles restent enchaînés au passé, ils ne peuvent donner autre chose que la répétition infinie de ce qui s'est déjà mille fois produit. Ils ne sont que des miroirs et ne peuvent que refléter ce qui tourne au fond de nous, ce qui tourne en rond, la roue du karma. 

Les réponses sont là sous nos yeux, comme sous les yeux de la soeur Anne du conte, dans le cercle exigu de la tour (roue karmique) qui guette au loin, et pourtant, nous ne les voyons pas.  

Ce qui compose la matrice va engendrer un fruit à sa mesure; le Christ, symbole vivant de la trinité, Vesica Piscis accomplie, ne dit-il pas dans les Évangiles qu'on reconnait un arbre à ses fruits?...

Si la division règne, l'union ne peut se faire et nous restons stériles. La bouche est menaçante, affublée de dents coupantes, vulve cauchemardesque des rêves freudiens, apparaissant dans les contes sous la forme du loup vorace (animus) ou de la sorcière cannibale (anima)...
Nous nous mangeons nous-même, sabotant tous nos élans vers la vie, pris dans un engrenage d'auto-destruction, de dépendances à ce qui peut que nous nuire. Nous voilà attiré par tout ce qui ressemble de près ou de loin à la Barbe-bleue. Nous vendons en quelque sorte notre âme au diable.

John Everett Millais a un air de Barbe-bleue (!)


Souvenez-vous du Petit Chaperon Rouge, avec son panier bien garni, potentiel endormi d'un inconscient non encore maîtrisé. Il doit se rendre vers son accomplissement, la sagesse d'un féminin arrivé à pleine maturation, représenté par le personnage de la grand-mère. Comme dans la conte de barbe-Bleue, il y a là aussi une histoire de clé ou de serrure:


Il s'agit bien là encore d'ouvrir une porte, de franchir le seuil de soi, ou plutôt de la matrice en soi, ce coeur créateur que le New Age essaie de nous vendre sans évoquer le côté contraignant de la chose, c'est à dire, le long travail du défrichement intérieur qui permet d'ouvrir peu à peu sa vision et de voir aussi loin que la soeur Anne. Ce travail qui ne peut se faire en un jour ou à partir de quelques formules à répéter trois fois par jour.

La baguette magique de la fée (symbole peut-être d'un animus guéri donc créateur de nouveauté) n'est-elle pas sous une autre forme la même clé qui permet d'ouvrir le sésame de la matrice sacrée, la mandorle, profondément caché au fond de soi. Cette serrure si minuscule qu'elle s'apparente peut-être au chas d'une aiguille...

La clé ensanglantée du conte de Barbe-bleue EST la clé qui peut ouvrir la porte du Soi, qui peut nous permettre de franchir le seuil de cette dualité "tourne-en-rond" et de revenir au centre: l'unité.
La clé est la divine blessure dont parle Jackeline Kelen, celle à ne surtout pas chercher à guérir mais à porter comme un flambeau, car c'est elle qui rappelle immanquablement à tout instant que cette dualité dans laquelle nous tournoyons comme des feux de Bengale n'est pas l'unique réalité. Qu'elle n'est qu'une porte à franchir. 
Cette blessure qui saigne, nous terrifie mais une fois dépassée, nous donne confirmation que rien ne semble pouvoir nous détruire réellement. Que même l'horreur totale contient le germe de la rédemption. Encore faut-il avoir assez d'humilité, devenir assez petit, pour franchir le chas de l'aiguille,  pour contempler ouvertement (comme la porte de Barbe-Bleue...) nos failles les plus secrètes, nos faiblesses, et nos défauts.

Peu importe si comme le petit Chaperon rouge nous passons par des chemins détournés, nous perdons du temps dans les plaisirs superficiels de cette dualité (la cueillette de fleurs) qui nous conduisent à rencontrer le loup affamé (qui représente aussi cette rage accumulée par tant d'impuissance à revenir à l'unité primordiale...). Le féminin n'est plus qu'un masque; il n'est alors qu'un loup déguisé en grand-mère tapi dans le lit confortable de nos à-prioris, nos croyances stériles. C'est l'animus négatif qui parle avec une fausse voix de femme...une voix de fausset. 
C'est le mensonge d'une identité construite à partir d'un passé inconscient. L'être se travestit en ce qu'il n'est pas et finit par croire en ce reflet comme Narcisse. Il se noie dans sa propre illusion.

Seul le chasseur, un "masculin intérieur positif" peut délivrer le féminin totalement absorbé par l'animus négatif du loup vorace. 
C'est le prince du conte, le héros débrouillard (petit Poucet) ou les "frères" tant attendus dans Barbe-Bleue, qui parviennent à rendre vie au féminin, pour permettre l'union finale, le "hiéro gamos" (rituel  très ancien du mariage sacré pratiqué en Mésopotamie - Terre entre deux fleuves -qui disparait au seuil de la chrétienté, arrivée du Christ, l'homme androgyne par excellence, homme-Dieu donc né d'une vierge - matrice vierge défrichée du passé - auquel la tradition ésotérique prête un frère jumeau... du deux né le Un), le franchissement amoureux de la mandorle, auquel le Chant des Chants du Cantique invite les deux pôles de l'être: Shalomo et Shaloma,  masculin et féminin étroitement contenus dans le mot Shalom, promesse de paix.


The valley of roses - Jan Toorop


La bouche au départ menaçante devient alors les bouches des amants réunies dans un baiser, geste érotique et lourd de sens mystique, car la forme même de deux bouches unies dans le baiser devient amande sacrée, mandorle d'amour, passage secret qui ramène au paradis perdu, vers l'unité...

Ah baise-moi des baisers de ta bouche... (Cantique des Cantiques)


3 commentaires:

  1. Magnifique développement autour de ces symboles, Nout !
    J'en reste sans voix car chaque phrase est une "perle" que je ne tacherai pas par mes commentaires...je me contenterai de les méditer...

    J'aime beaucoup la dernière image qui joint les visages de l'homme et de la femme en un seul...

    "Bises" !!! :-)

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  2. Je suis très heureuse chère Licorne que tu trouves résonance dans ces mots.

    Mais cela ne me surprend guère de toi, je crois que nous suivons le même chemin, le même fil...toi et moi patiemment nous contribuons à tisser la trame délicate... :)

    Bises à toi aussi!

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  3. ...Licorne, je n'ai pas oublié ta mise en garde un jour, souviens-toi, je t'ai dit que je la prenais très au sérieux car elle était comme un signe.

    J'ai compris par quel chemin nous devons passer...

    Merci! :)

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