Ne souhaite pas Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout.
Je me souviens d'un livre, Les nourritures terrestres, lu d'une traite, une nuit, sous les draps, à la lueur d'une lampe torche. J'avais treize ans. Il faisait chaud. La sueur coulait sur mon visage, mais je ne pouvais éteindre ma lampe. J'étais comme un animal surpris par les phares d'une voiture. J'étais pétrifiée, happée par ce que je découvrais en cachette dans le silence moite d'un été. C'était plus troublant encore qu'un premier amour. C'était indéfinissable. C'était incompréhensible et pourtant. Je buvais chaque mots.
L'air suave apportait le parfum qui s'élevait des fleurs d'orangers et même des mandariniers grêles embaumaient. Du plus haut de leurs hautes branches, les eucalyptus délivrés laissaient tomber leur vieille écorce; elle pendait, protection usée, comme un habit que le soleil rend inutile, comme ma vieille morale qui ne valait que pour l'hiver.
Je découvrais la chair des mots. Les mots sont des corps vivants qui s'aiment et ses repoussent. Gide ouvrait en moi, cette nuit-là, un jardin parfumé sous mes draps, des sueurs coupables et un trouble que je n'avais jamais soupçonné derrière les rigueurs du monde. Il avait dévoilé en moi une faim irrépressible. Du fond de moi. De mes viscères en fleurs. Un désir de rencontrer la chair de ce monde nouveau, naissant à chaque mot défloré.
Je sais la source où j'irai rafraîchir mes paupières,
le bois sacré; je connais le chemin,
Les feuilles, la fraîcheur de cette clairière;
j'irai, le soir, quand tout saura s'y taire
Et que déjà la caresse de l'air
Nous invitera plus au sommeil qu'à l'amour.
Gide, ce soir-là, a ouvert une brèche. Cela faisait partie du jeu. Un premier tour de manège.Chaque fil de la trame a son importance propre.
De cette brèche l'or a jailli. Ruée vers l'or. Vers l'Absolu. Tout ce qui n'a pas raison d'être est la réponse. Peut-il y avoir une raison de naître, d'exister, de mourir?
Il n'y en a pas. Aucune raison pour écrire ces mots sur cette page blanche. Dépouillée de la raison, soudain dans la clarté de ce livre, ma vie a pris tout son sens.
...Je crois que la route que je suis est ma route, et que je la suis comme il faut. Je garde l'habitude d'une vaste confiance qu'on appellerait de la foi, si elle était assermentée.
J'aime et n'ai aucune raison d'aimer. Quelle liberté! Quelle joie! Voila le sens de toute chose.
Que sait-on à treize ans de la jouissance?
Mais j'ai compris à présent que, permanent à tout ce qui se passe, Dieu n'habite pas l'objet, mais l'amour, et je sais à présent goûter la quiète éternité dans l'instant.
Telle une envolée calligraphique, le sens est un geste qui révèle la beauté. Cet instant solitaire, ébloui, a soufflé dans mon esprit le goût de la grâce et de la solitude.J'ai trouvé dans ces pages sensuelles, goûteuses, veloutées, un secret que je ne pouvais dire. A treize ans. Je l'avais oublié.
Je ne me souvenais que de ce livre usé par ma voracité où chaque mot est un fruit du Jardin. Chaque page griffonnée, cornées, salies par mon désir sauvage.
Mais on ne retient pas le soleil qui se lève. L'aube s'ouvre et se dérobe.
Je l'ai perdu. Puis racheté. Mis dans un coin. Plus jamais relu.
Il est là. Parmi les autres. Témoin de mon impuissance à revenir à cette nuit.
Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle. Dès que notre regard s'arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu.
J'ai gardé au fond de moi le souvenir d'une fièvre. Un délire lancinant qui vous laisse mort. Inapte au sommeil. Inapte à la mort. Je suis restée comme après l'orgasme, les yeux ouverts dans le noir. Le visage figé dans le masque des larmes. Le livre fermé sur ma poitrine comme la relique d'une chose qui venait de brûler. J'étais jeune. Verte comme un fruit aggripé à sa branche qui tremble de tomber. Et pourtant, Il m'avait cueillie mûre et sucrée.
J'ai lu tous les livres pour retrouver cette brûlure.
Qu'est-ce que l'écriture à part un silence exprimé?
Textes en italique: Les nourritures terrestres d'André Gide
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