vendredi 17 février 2012

Séparer ceci de cela

Si Wa Wata Wa  (Oeil ouvert) -Eward Curtis


- Lave mes vêtements, balaye la cour et nettoie la maison, prépare ma nourriture, sépare le froment attaqué par la rouille du bon blé et veille à ce que tout soit en ordre. Je reviendrai bientôt pour vérifier ton travail. S'il n'est pas fait, tu me serviras de festin. 

Là-dessus Baba Yaga s'envola sur son chaudron et la nuit tomba de nouveau.

Dès qu'elle eut disparu, Vassilissa se tourna vers la poupée. - Que dois-je faire? Vais-je pouvoir accomplir ces tâches dans les temps?

La poupée l'assura qu'elle le pourrait et lui dit de manger un peu et d'aller dormir. Vassilissa donna un peu à manger à la poupée et s'endormit.

Au matin, la poupée avait fait tout le travail.*

L'éveil offre à l'homme qui le vit une transparence intérieure, un retournement de la vision comme si le regard se positionnait à l'arrière de la psyché, plutôt qu'à sa périphérie. Soudain, le monde extérieur prend un nouveau relief; il n'est plus séparé de nos profondeurs. Nous pouvons en contempler l'étendue ainsi que les liens d'interaction comme si nous regardions du sommet d'une montagne. Nous regardons le monde comme un souverain contemple son royaume. Nous devenons à la fois la cause et les conséquences. 

Et dans ce sens, nous devons lire les contes, les mythes et les rêves comme quelque chose qui nous renvoie à ce royaume intérieur. Quel souverain es-tu pour ce royaume? Comment gères-tu le peuple qui t'habite (symbolisé par l'animalité représentée dans la Bible par exemple dans le mythe de la Genèse ou celui très ancien de Noé), la cour qui t'entoure, les réseaux de communication, l'échange avec les autres royaumes...

Ce n'est pas un hasard si Jésus emploie beaucoup cette métaphore du royaume car en réalité, nous sommes une foule réunie en un. Chaque aspect de notre être a une valeur essentielle, un rôle particulier qui doit être accompli afin de veiller à l'harmonie du tout. Pour cela nous devons veiller, nous devons devenir un bon roi (l'archétype du roi est familier des contes de fées) et cela demande beaucoup de sagesse et de patience. Cela demande aussi une confiance en nos forces profondes, une véritable foi (car si la croyance s'appuie sur un objet extérieur, la foi ne s'appuie sur rien d'autre que sur notre divin).

Tel le roi Salomon, nous devons rendre justice et rendre à chacun son dû (comme il le fait aux deux femmes qui réclament le même enfant dans le Livre des Rois:3, 16-28). Nous devons trier le faux du vrai à l'intérieur de nous-même, rendre à César ce qui lui revient. Dans la parabole de l'ivraie, Évangile de Saint Matthieu:


13.24 Il leur proposa une autre parabole, et il dit: Le royaume des cieux est semblable à un homme qui a semé une bonne semence dans son champ.
13.25 Mais, pendant que les gens dormaient, son ennemi vint, sema de l'ivraie parmi le blé, et s'en alla.
13.26 Lorsque l'herbe eut poussé et donné du fruit, l'ivraie parut aussi.
13.27 Les serviteurs du maître de la maison vinrent lui dire: Seigneur, n'as-tu pas semé une bonne semence dans ton champ? D'où vient donc qu'il y a de l'ivraie?
13.28 Il leur répondit: C'est un ennemi qui a fait cela. Et les serviteurs lui dirent: Veux-tu que nous allions l'arracher?
13.29 Non, dit-il, de peur qu'en arrachant l'ivraie, vous ne déraciniez en même temps le blé.
13.30 Laissez croître ensemble l'un et l'autre jusqu'à la moisson, et, à l'époque de la moisson, je dirai aux moissonneurs: Arrachez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler, mais amassez le blé dans mon grenier.


Brin d'ivraie
L'ivraie  qui, en grec se dénomme zizania (la zizanie), a non seulement des propriétés enivrantes mais peut aussi devenir toxique dans certaines conditions.
Par expérience, nous ressentons cet état d'ivresse lorsque nous sommes en friche à l'intérieur de nous, c'est à dire lorsque tout est confondu dans notre psyché (l'âge de l'adolescent en est un bon exemple). Nous sommes alors à la merci de nos erreurs de jugements qui s'appuient exclusivement sur une vision trouble, enchaîné au passé et à des émotions refoulées, non conscientes.

Ce chaos intérieur nous pousse à agir de façon incontrôlable exactement comme si nous étions ivre. Nous nous retrouvons dans des situations répétitives, qui nous font revivre des souffrances oubliées mais toujours présentes. Nous agissons comme si nous étions sous l'emprise d'une drogue ou d'un démon. Combien de criminels face au tribunal se sont défendus d'avoir agi de façon incontrôlable comme si c'était quelqu'un d'autre qui prenait les commandes...
Et c'est exactement ce qui se passe. Plus nous refusons de reconnaître un élément de nous-même, plus il tend à se manifester de façon inattendue voire violente (c'est le concept jungien de l'ombre). Il prend "forme et vie" en quelque sorte. Il faut bien comprendre que nous sommes composés de flux d'énergies et chaque ressenti, chaque souffrance fait naître et détourne de nouvelles énergies qui, si elles sont trop longtemps retenues (ou mal orientées) peuvent exploser selon le principe de la cocotte minute. Or toute énergie est source de vie. Nous donnons ainsi vie à des démons intérieurs qui nous empoisonnent la vie exactement comme l'ivraie le ferait de nos récoltes. Nous avons beau semer le blé de nos vies, nous ne récoltons que de l'amertume et des échecs. 

Lors d'un traumatisme, se déclenchent des mécanismes de défense destinés à protéger l'équilibre de la psyché mis à mal. Ces mécanismes enferment le psychisme dans un système binaire, duel (cette fameuse dualité), le coupant non seulement du trauma vécu mais aussi de ses ressources intérieures. L'être se retrouve alors pris au piège à l'intérieur de lui-même. On ne peut rêver un système pénitentiaire plus élaboré, plus efficace que celui d'enfermer quelqu'un dans son propre corps! 

Il y a donc en nous des forces qui s'opposent et s'affrontent incapables de trouver un juste équilibre qui permettrait à l'énergie en rétention de s'écouler sans provoquer de dégâts; le premier pas à faire pour reprendre la maîtrise de tout ça, serait de commencer à "reconnaître" se qui veut s'exprimer en soi. Le fait même de porter notre attention sur un point douloureux de notre histoire permet déjà à l'énergie de circuler à nouveau de sortir du système duel de rétention-pulsion.

Ancien tableau de médecine chinoise
J'ai publié un rêve dans mon carnet dans lequel un petit garçon noir (donc énergie non consciente) se posait sur le visage des aiguilles de couturière à la façon de l’acupuncture (médecine traditionnelle chinoise connue aussi depuis 5000 ans en Inde et en Egypte ancienne- voir les commentaires du sujet précédent Servir le non-rationnel  où il est question d'une connaissance bien antérieure à ce que nous pouvons imaginer...). La médecine chinoise détient depuis bien plus longtemps que nous le secret de ces flux d'énergies qui nous composent et que dont nous sommes responsables. En effet, qui d'autre que nous peu ressentir de quoi nous souffrons et tenter de trouver ce qui perturbe la libre circulation de ces flux. 

Faire le tri en nous, c'est à dire aussi changer notre vision de nous-même en prenant du recul. Ne plus vivre au centre de la douleur (ou névrose) mais prendre de la distance et observer. Notre pouvoir est véritablement cela: nous pouvons "regarder" ce qui nous habite comme un roi observerait un sujet de son royaume.

Un bon roi écoute ses sujets, entends les doléances et essaie de prendre des décisions pour le bien de tous. Ainsi peut advenir l'unité en soi.

Dans le conte de Vassilissa, la poupée offre à la jeune fille un secret pour parvenir à exécuter les ordres de Baba Yaga (qui au centre de la psyché, de la nuit intérieure donc de l'inconscient, sait bien qu'il faut faire le ménage pour y voir plus clair!); elle lui propose quelque chose d'extrêmement simple: manger puis dormir.
La poupée enseigne là que bien nourrir sa psyché permet aussi de bien dormir c'est à dire de "bien rêver".
Le rêve nocturne est véritablement une clé donnée par le conte qui permet d'explorer sa nuit intérieure et d'en rallumer le feu.  J'en fait personnellement l'expérience actuellement...

Il suffit de dormir, c'est à dire aussi de s'abandonner à sa poupée. En tant qu'intuition, cette voix intérieure est bien plus efficace dans un total lâcher-prise (et confiance) que dans une recherche de contrôle par le mental ou la logique. La raison est un fruit de l'harmonie mais ne peut en être les racines. L'harmonie fleurit dans le coeur même de l'être où règne un ordre bien supérieur au raisonnement cartésien qui ne maîtrise en rien ce qui est caché aux yeux du mental: l'énergie créatrice contenue en toute chose.

L'univers est maintenu dans une harmonie parfaite. La force qui régit les choses "sait" comment faire pour faire régner l’ordre pour le bien de tous. Nous abandonner à cette ordre (ou Tao) nous permet de laisser les énergies reprendre leur juste place et ainsi d'éviter les inondations et autres tsunamis...



* Extrait du conte la belle Vassilissa selon Clarissa Pinkola Estés dans Femmes qui courent avec les loups.

5 commentaires:

  1. Comme toujours, tu as la faculté d'exprimer clairement des choses essentielles qui ont le don de me remettre "dans l'axe" ! Ce que tu dis sur l'acuponcture me rappelle ce que je t'avais écris au sujet de l'épée de la Justice, que l'on peut justement considérer comme l'aiguille de l'acuponcteur remettant les énergies en circulation, en "justesse". J'aime particulièrement cette idée du bien manger et du bien dormir. Bien nourrir son âme et être à l'écoute de ce qu'elle nous enseigne par le biais de nos rêves. J'ai bien lu les tiens sur le carnet, notamment celui du vers à soie, qui me rappelle un aphorisme soufi : "pour que la soie prospère, le vers à SOI doit mourir", autrement dit pour que la beauté de l'être se révèle, l'Ego, ce parasite, doit être vaincu.
    Je t'embrasse ma chère Nout, et fais de beaux rêves ;) !

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    1. Bien nourrir son âme est bien plus "vital" semble-t-il que nourrir son corps. car une âme bien nourrie, porte à son tour le corps qu'elle habite et lui donne une belle énergie!

      Bel aphorisme! Merci pour ce joli mot! :)

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  2. La maladie même est un symptôme de bonne santé ! Les malades dans (de ?) notre société ne sont-ils pas, bien souvent, confrontés à des conflits que la plupart ignorent, et ceci de manière organique ?
    Là où la plupart s'adaptent par de "petits arrangements", en s'alignant au gré des consensus ambiants, eux sont intrinsèquement incapables de pareils compromis avec leur être profond, et c'est pour ça qu'on les enferme dans des "asiles"... Mais l'asile est-il bien là où on croit ?
    Peut-être est-ce pour cela que Jésus s'intéressait tant à ces malades de toutes sortes, et notamment aux "possédés", car il voyait sans doute en eux un potentiel de salvation masqué - voire verrouillé - chez la plupart des "bien-portants" : l'un des drames de ce monde si dualiste me semble en effet d'exiger la séparation, le tri du bon grain et de l'ivraie, le discernement entre les tendances de l'être avant que la saison ne soit venue, étant donné que les moments propices et les rythmes correspondants en chacun(e) ne peuvent être codifiés, pas plus que les étapes correspondantes fonction de la nature intime de chaque individualité. Ainsi s'il y a des moments pour prendre un vrai recul, pour s'élever au-dessus de soi-même afin de prononcer des jugements équitables à l'image du "bon roi" que vous avez bien imagé, d'autres époques sont faites pour plonger dans ses propres abîmes, pour sombrer dans nos tendances les plus intimes, les plus subjectives, sans procéder à aucun "tri"... A cet égard l'image de l'adolescence que vous proposez est pertinente, mais ne doit pas laisser croire qu'il y ait un âge bien défini pour pareille plongée, qui d'ailleurs peut se (re)produire à plusieurs reprises.
    Je me demande si l'impureté ne vient pas d'un certain manque d'intégrité, je dirais même d'"entièreté" : nous n'osons ni ne savons honorer l'appel des saisons, ni dans leurs phases objectives/ascendantes, ni dans leurs phases subjectives/descendantes, et ce faisant nous vivons dans une sorte d'entre-deux "socialement correct" certes, mais qui imprime en nous le dualisme comme une seconde nature quasi-schizophrénique, où nous sommes toujours en divorce & mélange entre sujet/objet... Les fêtes carnavalesques pratiquées autrefois, de même que les phases de purification décrites dans l'oeuvre au noir alchimique, me semble être comme des expressions de ce complémentarisme au sein de sociétés qui possédaient par ailleurs des clés de lumière que nous avons perdues... En somme ne vivons-nous pas dans un monde trop "gris", d'où lumière comme ténèbres s'avéreraient finalement absents ? Le fameux "monde sans saisons" que décrivait Gibran, le "dernier homme" annoncé par Nietzsche, le "meilleur des mondes" que redoutait Huxley ??

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  3. Bonjour Frank,

    très heureuse de vous lire! :)

    [Là où la plupart s'adaptent par de "petits arrangements", en s'alignant au gré des consensus ambiants, eux sont intrinsèquement incapables de pareils compromis avec leur être profond, et c'est pour ça qu'on les enferme dans des "asiles"... Mais l'asile est-il bien là où on croit ?]

    Il faudrait d'abord bien définir ce qu'est la véritable folie...cela me renvoie à la petite phrase de Krishnamurti que j'ai mis sur le mur du blog:


    Ce n'est pas un signe de bonne santé d'être bien adapté à une société profondément malade.

    [Peut-être est-ce pour cela que Jésus s'intéressait tant à ces malades de toutes sortes, et notamment aux "possédés", car il voyait sans doute en eux un potentiel de salvation masqué - voire verrouillé - chez la plupart des "bien-portants" ]


    En fait, Jésus s'adresse avant tout à l'homme dit "bien-portant" plutôt qu'aux gens souffrant de maladies organiques. Il veut lui montrer d'une part qu'il est bien malade et d'autre part que sa maladie n'est nullement irrémédiable.

    [l'un des drames de ce monde si dualiste me semble en effet d'exiger la séparation, le tri du bon grain et de l'ivraie, le discernement entre les tendances de l'être avant que la saison ne soit venue, étant donné que les moments propices et les rythmes correspondants en chacun(e) ne peuvent être codifiés, pas plus que les étapes correspondantes fonction de la nature intime de chaque individualité. Ainsi s'il y a des moments pour prendre un vrai recul, pour s'élever au-dessus de soi-même afin de prononcer des jugements équitables à l'image du "bon roi" que vous avez bien imagé, d'autres époques sont faites pour plonger dans ses propres abîmes, pour sombrer dans nos tendances les plus intimes, les plus subjectives, sans procéder à aucun "tri"... A cet égard l'image de l'adolescence que vous proposez est pertinente, mais ne doit pas laisser croire qu'il y ait un âge bien défini pour pareille plongée, qui d'ailleurs peut se (re)produire à plusieurs reprises.]

    Le "tri" que j'évoque ne concerne que notre intériorité et non pas le monde extérieur. Trier les choses extérieures est le propre des gens malades. Ils jugent incessamment la différence parce qu'ils ne voient pas que la différence, le multiple est l'expression même de Dieu, du moyeu Un indivisible (ou noyau) de notre intériorité! Trier l'expression du divin dans la matière est pure folie.

    Le "tri" à faire est plutôt une distinction de ce qui nous habite, de nos réactions, de nos pensées, afin d'y faire germer la paix.

    La paix intérieure est un signe évident que le tri, le ménage en nous a été bien fait. Bien sûr ces changements répondent à un cycle unique et personnel adapté à notre vie, creuset de notre évolution (ou mutation) et les cycles de la nature en sont une très belle image.

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  4. L'adolescence ne veut rien dire en soi c'est vrai car nous pouvons être adolescent ou même enfant jusqu'à la mort du corps si nous refusons de lâcher nos illusions. A chaque individu son choix d'évolution, son cheminement, et le bon moment pour avancer. C'est en cela que Dieu nous laisse libre.

    [et ce faisant nous vivons dans une sorte d'entre-deux "socialement correct" certes, mais qui imprime en nous le dualisme comme une seconde nature quasi-schizophrénique, où nous sommes toujours en divorce & mélange entre sujet/objet...]

    Cet entre-deux nous maintient hors de la vie même. On ne peut se sentir vivant dans l'objet.
    C'est en effet une belle schizophrénie que se vouloir figé, à l'abri de la mort (de l'amour), à l'abri de l'intimité, dans un univers en perpétuel mouvement.

    [En somme ne vivons-nous pas dans un monde trop "gris", d'où lumière comme ténèbres s'avéreraient finalement absents ? Le fameux "monde sans saisons" que décrivait Gibran, le "dernier homme" annoncé par Nietzsche, le "meilleur des mondes" que redoutait Huxley ??]

    Ce monde est le reflet, l'expression de ce que nous sommes à l'intérieur. Ce gris est la confusion qui règne dans nos profondeurs dont on nous a sciemment coupé.

    Toutes les cosmogonies commencent par une séparation des eaux, des cieux etc. Avant toute création, toute vie, il nous faut disperser la confusion et revenir à l’ordre naturel de l'univers. (le mi et le ma) Il suffit de regarder l’ordre de l'arbre des sephiroth (que vous connaissez bien mieux que moi) pour comprendre que dans l'univers chaque chose a sa place. L'homme doit tendre vers cet ordre. A chacun de choisir son chemin...

    http://www.elishean.org/?p=2482

    Bien à vous,

    Nout

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